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Nécrologie : Disparition de Bernard Dadié, père des lettres ivoiriennes

Bernard Dadié a reçu le premier prix Jaime Torres Bodet de l’Unesco pour l’ensemble de son œuvre, le 11 février 2016 à Abidjan..

L’immense Bernard Dadié vient de décéder à l’âge vénérable de 103 ans, a annoncé ce samedi le ministre ivoirien de la Culture, Maurice Bandaman. Personnage de nombreux talents, l’Ivoirien fut poète, romancier, homme de théâtre, mais aussi homme politique et ministre de la Culture sous Houphouët-Boigny. Proche du Front populaire ivoirien, il avait pris fait et cause pour Laurent Gbagbo alors que celui-ci était incarcéré depuis 2011 au centre de détention de la CPI, à La Haye (Pays-Bas). L’auteur de Climbié et d’autres opus devenus des classiques de la littérature africaine, fut le premier écrivain africain dont on a célébré le centenaire de son vivant.

Rendant hommage à l’aîné à l’occasion de son centenaire en 2016, le romancier Koffi Kwahulé écrivait dans Jeune Afrique : « Dadié est à la littérature ce qu’Houphouët est à la politique. » Autrement dit, un ancêtre incontournable. Voire même la matrice à partir de laquelle la littérature ivoirienne est née. « Ecrire est, pour moi, un désir d’écarter les ténèbres, un désir d’ouvrir à chacun des fenêtres sur le monde », avait déclaré l’écrivain lors de la cérémonie du centenaire. Malgré son grand âge, le doyen des lettres africaines était venu personnellement, jeudi 11 février 2016, au Palais de la culture d’Abidjan pour recevoir le premier prix James Torres Bodet que l’Unesco lui avait décerné en hommage à sa longue carrière d’écrivain.

La particularité de Bernard Dadié est d’avoir pratiqué tous les genres, de la poésie à l’essai, en passant par la fiction, le théâtre et le conte. Il avait tout inventé. L’homme avait coutume de collectionner les premières places. Climbié, son roman sans doute le plus connu, publié en 1956, est le premier ouvrage de fiction ivoirien. Avec sa pièce Les Villes, jouée à Abidjan en avril 1934, Dadié a donné la toute première pièce de théâtre du corpus dramatique de l’Afrique francophone. Enfin, last but not least, il fut le premier et le seul à remporter deux fois le grand prix littéraire de l’Afrique noire, la première fois en 1965 avec son roman Patron de New York, et la deuxième fois en 1968 avec un autre roman La Ville où nul ne meurt.

L’autre trait marquant de l’œuvre de Bernard Dadié, c’est son refus de la « négritude » comme source d’inspiration, tranchant ainsi avec l’idéologie chère aux grands Africains de à sa génération. Pour lui, écrit Nicole Vinciléoni, spécialiste de la littérature ivoirienne, « l’Afrique est un vécu et non une nostalgie. C’est donc avec un cœur trop africain pour avoir à clamer son africanité qu’il regarde le monde […] »

« Le Victor Hugo de la Côte d’Ivoire »

Bernard Dadié n’a certes pas été le Senghor de la Côte d’Ivoire, mais il fut son Victor Hugo, toutes proportions gardées. Ecrivain précoce, il est entré en littérature très tôt, composant son premier texte de théâtre, Les Villes, en 1931, à l’âge de 15 ans, lorsqu’il est encore élève à l’Ecole primaire supérieure de Bingerville. A 21 ans, il participe à la composition d’une saynète inspirée de la cosmogonie agni, baptisée Assemien Dehylé roi du Sanwi (Ceda, 1979). La pièce fut jouée en 1937 au théâtre des Champs-Elysées de Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle. Depuis, l’Ivoirien n’a jamais cessé d’écrire et a produit une vingtaine de livres, tous genres confondus. Son œuvre raconte les combats de son peuple, ses légendes et ses aspirations que l’écrivain a lui-même incarnées en tant que militant anti-colonial, avant de participer à la vie politique en tant que, notamment, ministre de la Culture de Houphouët-Boigny.

Né en 1916 à Assinie, non loin d’Abidjan, sur les rives de l’Atlantique, le futur écrivain a grandi dans une famille où combats politiques et engagement n’étaient pas de vains mots. Son père était fondateur du premier syndicat agricole africain. Ce père combatif, qui tenait tête aux fermiers blancs et à l’administration coloniale, s’était pourtant assuré que son fils soit éduqué à l’occidentale en l’inscrivant à l’école française. Après de brillantes études primaires et secondaires, celui-ci partit parfaire son éducation au début des années 1930 à la prestigieuse école William-Ponty à Dakar, par laquelle ont transité de nombreux dirigeants de l’Afrique indépendante. A sa sortie de l’Ecole, il fut affecté à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) et passa dix ans au Sénégal, avant de regagner définitivement son pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

A son retour en Côte d’Ivoire en 1947, Dadié s’engagea dans l’activisme anticolonial, au sein du Rassemblement démocratique africain (RDA), formation créée sous l’impulsion de Félix Houphouët-Boigny. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec le retour au pays des soldats africains qui avaient participé aux batailles sur les fronts européens et avaient vu l’Europe se déchirer dans une longue et terrible guerre fratricide, les colonies africaines furent secouées par de timides mouvements de libération. Avec ses compagnons de lutte pour l’indépendance, Dadié fut arrêté et emprisonné en 1949 pour « activités anti-françaises ». Il fera seize mois de prison, avant d’être relâché au bénéfice d’un non-lieu.

Le jeune homme, traumatisé par son passage dans la lutte politique militante, se réfugiera alors dans l’écriture, son premier amour. Il va désormais exprimer son engagement aussi à travers la littérature, tout en menant parallèlement une vie professionnelle et politique intense au sein de l’administration ivoirienne.

L’engagement politique de Dadié le conduisit des cabinets ministériels au gouvernement. Il fut l’un des piliers de l’administration culturelle ivoirienne pendant la longue présidence d’Houphouët-Boigny. D’abord chef de cabinet du ministre de l’Education nationale, puis directeur des services de l’information (1959-61), directeur des Beaux-Arts (1962-63) et des affaires culturelles (1973-1976), il finira sa carrière politique en tant que ministre de la Culture et de l’Information, poste qu’il occupa entre 1977 et 1986. Pendant ces neuf années à la tête de ce ministère sensible, Dadié favorisa l’épanouissement de la presse libre et libéralisa les pratiques artistiques et culturelles.

Lucide et impitoyable

C’est aussi au cours des années 1950 à 1980 que Bernard Dadié produisit l’essentiel de son œuvre littéraire. Il se fit d’abord connaître comme poète, avec la publication à Paris, en 1950, de son recueil de poèmes au titre évocateur, Afrique debout (Seghers). Les poèmes au ton martial et à la formulation dépouillée répondent en écho aux luttes des hommes noirs asservis et proclament le caractère inéluctable du changement à venir. « Les rois du pétrole et du fer/ Les princes du diamant et de l’or/ Les barons du bois et du caoutchouc/ Veulent me dompter », mais « Nous les empêcherons de nous mettre le bâillon », clame le poète.

Les ouvrages se succèdent et ne se ressemblent pas. Au cours des deux décennies qui suivirent, Bernard Dadié était au sommet de son art et publia l’essentiel des ouvrages qui ont fait sa renommée. Dans ses premiers livres de contes, Légendes africaines (Seghers, 1954) et Le Pagne noir (Présence Africaine, 1956), puisant dans la longue tradition orale africaine, il transmet les sagesses tirées du passé de son peuple et mêle – avec brio – le fantastique, le réalisme et le lyrisme. La restitution et la transmission des récits anciens constituent un pan majeur de l’œuvre de Bernard Dadié, qui n’eut de cesse de répéter que seuls les peuples enracinés dans leur passé savent où ils vont, même lorsqu’ils ont subi les outrages les plus terribles.

Paru en 1956, Climbié (Seghers), à mi-chemin entre roman et chronique autobiographique, raconte, tout comme les autres romans de formation de l’époque coloniale, les dramatiques dilemmes identitaires de la jeunesse noire alphabétisée. Celle-ci est tiraillée entre les valeurs africaines de ses ancêtres et les fétiches de sa civilisation que l’Europe tente de lui imposer à travers ses écoles, sa puissance et sa domination. Tous les jeunes d’Afrique noire connaissent Climbié, devenu un grand classique de la littérature francophone.

Enfin, le trio Un Nègre à Paris (Présence Africaine, 1959), Patron de New York (Présence Africaine, 1964) et La Ville où nul ne meurt (Présence Africaine, 1969), productions emblématiques de cette période faste, mettent en scène avec une délectation ironique et moraliste la confrontation de l’homme africain avec les métropoles occidentales (Paris, New York et Rome), avec leurs modernités ombrageuses et leurs faux-fuyants. L’auteur donne dans cette trilogie originale toute la mesure de son talent de critique sociale, aussi lucide qu’impitoyable.

Retour au théâtre et… à la politique

Dans les années 1970, Bernard Dadié renoua avec le théâtre, porte par laquelle il était entré en littérature dans sa jeunesse. Il publiera successivement, aux éditions Présence Africaine, Monsieur Thôgô-Gnini (1970), une satire des mœurs coloniales, Béatrice du Congo (1970), une pièce historique sur la colonisation portugaise dans l’Afrique centrale, Iles de tempête (1973), drame en plusieurs tableaux consacré à la lutte de libération des Haïtiens, ainsi que d’autres pièces moins connues chez des éditeurs africains. Riche des ressources dramatiques africaines, le théâtre de Dadié plaît à un très large public et il a été joué sur des scènes internationales, à Paris, à Avignon et même à New York.

S’il n’a quasiment rien produit au cours des dernières décennies de sa vie, le centenaire n’avait rien perdu de sa combativité, comme en témoigne son intérêt persistant pour la vie politique dans son pays. N’avait-il pas récemment voué aux gémonies le chef de l’Etat ivoirien Alassane Ouattara, l’accusant de négliger la voix du peuple ? L’homme avait d’ailleurs depuis longtemps pris fait et cause pour Laurent Gbagbo, allant jusqu’à assumer dès 2002 la direction du Congrès national de résistance pour la démocratie (CNRD), mouvement mis en place par Simone Gbagbo pour la défense son mari. En 2016, à l’occasion de son centenaire, il avait lancé une pétition publique pour réclamer la libération de Gbagbo, rappelant que « depuis plus de cinq ans la CPI peine à apporter la moindre preuve matérielle au soutien des charges retenues contre Laurent Gbagbo ». La pétition avait recueilli 26 millions de signatures!

Les prises de position de Bernard Dadié contre le régime ivoirien en place n’ont pas toutefois empêché le ministre de la Culture d’Alassane Ouattara de participer à la cérémonie de remise de prix à l’écrivain par l’Unesco, qui s’est déroulée à Abidjan le 11 février 2016. Sans doute parce que l’oeuvre littéraire de Dadié, reconnue dans le monde entier, n’appartient à aucun camp et dépasse les rivalités politiques du moment. On pourrait dire qu’elle n’est ni ouattariste, ni gbagboiste, en parodiant l’écrivain qui aimait répéter dans ses années de militantisme politique aux côtés de Félix Houphouët-Boigny qu’il n’était « ni houphouétiste, ni antihouphouétiste, mais tout simplement ivoirien » !

© SIA KAMBOU / AFP
Par Tirthankar Chanda

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