Joseph OLINGA : “Arrêtez d’enrôler et d’asphyxier les médias !”
Le président de la section Ouest du syndicat national des journalistes du Cameroun crache du venin vis-à-vis du traitement réservé aux journalistes au Cameroun. Nous publions en intégralité la tribune libre de Joseph OLINGA, à la faveur de la célébration ce 03 mai de la journée mondiale de la liberté de la presse.
“Dans le classement annuel, Reporters Sans Frontières (RSF) sur la liberté de la presse dans le monde de 2020, le Cameroun occupe la 134e place. Soit une régression de trois places par rapport au récent classement où notre pays occupait déjà la 131e place sur 180 pays recensés à travers le monde. Dans le même temps, le classement du Cameroun, au cours des quatre dernières années indique que le pays perd 12 places au classement des pays qui promeuvent le mieux la liberté de la presse dans le monde.
Reporters Sans Frontières explique que le rang occupé par le Cameroun résulte de la difficulté que le pays a à concilier la pratique de la démocratie et la promotion d’une presse libre et indépendante. En effet, le Cameroun brille par des arrestations et incarcérations arbitraires de journalistes et travailleurs des médias : traque systématique des contenus des médias ; mise en place de lois répressives et contraignantes au développement des médias libres qui contribuent à restreindre la liberté d’information. Des réalités qui contribuent à donner du Cameroun l’image d’un pays en désaccord avec la pratique de la démocratie. Ils le disent, nous le savons !
Dans la réalité, la déliquescence continue de la qualité de la presse au Cameroun dépend d’autres facteurs, autant insidieux que brutaux, qui sont entretenus par certains pouvoirs politiques et administrations. L’un des visages de la rétorsion est qu’elle s’applique à travers l’aide publique à la presse et autres, aides directes et aides indirectes. C’est que, au lieu de contribuer à l’épanouissement d’une presse plurielle et indépendante, le pouvoir politique organise la fragilisation des médias. Une stratégie permanente utilisée qui laisse entretenir l’idée d’une presse privée au service de l’opposition et, tout nouveau dans le lexique politico-administratif, celle d’une presse «au service de la déstabilisation du Cameroun». Des arguties qui, quoique répétées à l’envi par certains stentors du gouvernement, ne convainquent pas sur l’incapacité ou le refus du gouvernement à contribuer à la promotion de la liberté d’informer.
Ce même pouvoir s’active du reste à construire une cloison entre presse publique et privée, là où doit primer la seule pratique du journalisme. Pour se donner bonne conscience, le gouvernement fait pompeusement la publicité d’une «aide publique à la presse» dont l’enveloppe résiduelle varie entre 150 et 200 millions de Francs CFA dans un pays de plus de 23 millions d’habitants qui n’en compte pas moins des centaines de médias audiovisuels et, peut-être, un millier de tabloïds et autres magazines périodiques. Du coup, cette drôle d’«aumône» gouvernementale est régulièrement refusée par les principaux médias de la presse privée. Et pour cause. La part individuelle de cette enveloppe ne peut pas couvrir les coûts de production de deux éditions d’un quotidien, d’une chaîne de télévision ou d’une radio.
Aussi, par un mécanisme cynique qui semble pensé à l’avance, des enveloppes culminant à environ 1 million de Francs Cfa sont distribuées à des médias amis aux ordres, tandis qu’une part importante revient au personnel administratif en charge de la sélection desdits médias. Il est en fait établi que, outre les rétrocommissions exigées aux bénéficiaires, une grande partie restante de l’enveloppe retourne à des agents véreux de l’administration dont nombreux sont, eux-mêmes, propriétaires de journaux à la parution sporadique quand ils ne sont pas à la tête d’organisations aussi curieuses qu’en contradiction avec l’objet énoncé par le gouvernement pour justifier cette dépense publique. Dès sa création l’Union des journalistes du Cameroun (UJC) ainsi que le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC) n’ont eu de cesse de démontrer l’insuffisance de ce qui est présenté comme aide publique à la presse, surtout privée, alors que sous d’autres cieux la subvention publique est un véritable booster. Aujourd’hui encore, ces organisations corporatistes ne cessent d’interroger l’efficacité de la politique d’attribution de cette aide trop symbolique et massivement détournée de ses buts. Coût réel d’un journal.
Pour mieux comprendre le jeu du gouvernement vis-à-vis de la presse camerounaise, il faut connaître le coût de production d’un journal. Dans des quotidiens comme Le Messager, La Nouvelle Expression, Mutations, Le Jour (la liste n’est pas exhaustive) qui tirent en format tabloïd de 12 pages au moins, paraissant cinq jours par semaine, les coûts sont connus.
Pour un journal produisant en deux couleurs, le coût de production unitaire est de 180 francs Cfa. Sur la base d’un tirage minimal de 5 000 (cinq mille) exemplaires par jour, chaque quotidien doit débourser 900 mille francs Cfa de frais d’impression. Chaque journal doit débourser 100 000 francs Cfa pour le montage et flashage…
Avant d’en arriver là, les journalistes assignés à différents reportages bénéficient, entre autres charges courantes, de frais minimum de reportage de 2 500 francs chacun pour un effectif minimal de 10 reporters par rédaction. Au bout du compte, le prix unitaire d’un exemplaire de journal, à la sortie de l’imprimerie oscille entre 280 et 300 francs Cfa. Vient la distribution. Pour les journaux distribués par Messapresse, cette société leur prélève 40% du prix de vente au kiosque. Une déduction qui en valeur réelle équivaut à 160 francs Cfa par exemplaire vendu. Résultat des courses, l’éditeur perçoit environ 40 francs Cfa par exemplaire vendu. La rentabilité qui, ici, se résume à la capacité de fonctionnement est, par conséquent, largement tributaire des rentrées publicitaires rares, erratiques et payées au lance-pierre. Les insertions publicitaires sont attribuées selon les humeurs des annonceurs. Ces réalités s’appliquent aux médias audiovisuels sous d’autres formes. Mais il y a plus : les mêmes médias font les frais d’une pression fiscale accentuée et permanente. Soumis à l’application du décret 2000/158 du 03 avril 2000 fixant les conditions et les modalités de création et d’exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelle au Cameroun. 19 ans plus tard, les chaînes de radiodiffusion et de télévision restent sous le joug de certains pouvoirs administratifs et politiques. Des lobbies qui s’emploient à leur rappeler la «magnanimité» de la tolérance administrative.
Dans le même temps, le comité ad hoc prévu pour siéger, en vue de la délivrance des licences n’a jamais été convoqué. Du coup, les médias audiovisuels prospèrent sous un statut ambigu. Situation laisse prospérer un vent de trafic d’influence nourri par des mandants politiques et administratifs à la vertu questionnable. Pour une subvention réelle des médias. Ces faits, non-exhaustifs, trahissent une absence endémique de volonté politique susceptible de concourir à l’avènement d’une information de qualité au bénéfice du développement intégral. Autant ils instruisent sur la détermination peu masquée du pouvoir de misérer puis caporaliser les médias. Il va de soi que ces réalités ont systématiquement ravalé de nombreux médias au rang de caisse à résonance des différents démembrements du pouvoir. Une posture voulue qui annihile le rôle fondamental et primordial de la presse dans la démocratie.
Compte tenu de la gravité des faits sus-cités qui miment l’avenir des médias libres au pays, j’en appelle les membres du SNJC, les patrons et promoteurs des médias, les organisations en charge de la promotion et la défense des droits ainsi que tous les citoyens épris du désir d’améliorer la pratique de la démocratie et le respect des libertés fondamentales à se mobiliser en vue de construire une presse indépendante et pérenne au Cameroun. Ceci est par ailleurs une invite à l’action adressée aux éditeurs de presse et autres patrons des médias s’employant à construire des entreprises de presse véritables. Nous devons résister à l’envie de plaire à tout prix au pouvoir politique et de se faire hara-kiri. Cette invite fondamentale à la pratique du journalisme est réitérée à travers le thème choisi par l’Unesco pour la célébration, le 3 mai, de la journée mondiale de la liberté de la presse 2020 : «Le journalisme sans crainte ni complaisance». Thématique qui met en relief la sécurité des journalistes et les problématiques liées aux cadres juridiques internationaux et nationaux ; l’indépendance des médias et des journalistes mais aussi l’égalité des genres au sein des médias.
Vu sous ce prisme, j’en appelle, enfin, au gouvernement pour reconsidérer son rôle dans la promotion de la presse et des médias. A ce propos, je suggère l’instauration d’une subvention annuelle à la presse ; l’exonération des matériels et intrants participant à la production des journaux ; l’exonération des taxes et impôts aux organes de presse ; la réorganisation et la relecture des textes constitutifs du Conseil national de la publicité en y intégrant les représentants des médias”.
(c) Joseph OLINGA N., journaliste
Président du SNJC, section de l’Ouest